Une maison dans de beaux draps
par Chloé Jurga
Xavier avait deviné comment allait se terminer le rendez-vous avec ses potentiels locataires avant même qu’ils n’ouvrent la bouche pour annoncer leur départ. Ils n’étaient pas les premiers à porter ce masque, un air d’urgence professionnelle dissimulant une peur viscérale. Xavier n’avait écouté leur excuse que d’une oreille. Peu importe leur justification, il savait ce qui avait réellement écourté la visite de la maison, tout comme le retrait de leur dossier. La même raison que les autres candidats.
Xavier sentait la colère monter, mais c’était une émotion qu’il devait garder pour plus tard. Il entreprit donc de faire bonne figure et de raccompagner le couple jusqu’au portail. Pas de promesse de contact. Il hésita même à échanger une poignée de mains tant la situation s’enlisait dans le malaise, mais la politesse l’emporta.
Une fois libre, Xavier referma le portail et se retourna pour contempler la maison. Il l’avait achetée pour une bouchée de pain, et peut-être aurait-il dû se poser des questions à ce moment-là. Mais Xavier n’avait eu d’yeux que pour cette magnifique allée bordée de conifères, protégeant le lieu des regards indiscrets, et pour ce vaste jardin, invitant la réalisation de projets ambitieux. La maison, quant à elle, avait une apparence plutôt simple : constituée d’un seul étage et d’un toit pointu recouvert de tuiles rouges, celles-ci étant assorties aux volets de bois qui ressortaient sur le crépi blanc.
Sur le seuil, Xavier soupira d’agacement. Il ne s’était pas méfié, l’imaginaire collectif ne l’avait pas préparé à ce qu’il avait découvert après la signature du contrat. Prêt à défendre ses positions, il entra.
« À la tronche que tu tires, j’en déduis qu’ils veulent pas emménager. »
Xavier claqua la porte et leva la tête vers le fantôme flottant au-dessus de lui.
« À cause de qui, à ton avis ? »
Le revenant haussa les épaules.
« Je vois pas de quoi tu veux parler.
— Caleb, ne me prends pas pour un imbécile ! Les Timoré étaient blancs comme un linge ! Je sais que tu as profité d’un moment où j’avais le dos tourné pour les effrayer !
— Et alors ? De toute façon, ils m’auraient forcément vu un jour ou l’autre. Je t’ai évité d’avoir des locataires aux nerfs trop fragiles, c’est tout. »
L’énervement de Xavier se transformait petit à petit en une profonde lassitude. Il en avait assez des mauvais tours de ce spectre, mais que pouvait-il faire contre lui ? Il avait bien essayé de faire appel à des “spécialistes”, mais la réalité l’avait rapidement rattrapé. Pas de chasseurs de fantômes ou d’exorcistes dans ce monde, hormis les charlatans. Xavier n’avait payé sa naïveté qu’une seule fois, une fois de trop. Il devait régler ce problème seul.
« Qu’est-ce qui a changé entretemps ?
— Hein ?
— Pourquoi tu utilises les grands moyens dès le début ? Tu n’avais jamais fait ça pour me chasser !
— J’ai décidé d’être plus efficace.
— Et puis ce n’est pas la première fois que je loue la maison. Des gens sont déjà venus pendant des périodes de vacances, et tu ne t’étais jamais manifesté devant eux. Donc, j’aimerais bien savoir ce qui a changé pour que tu décides de jouer les esprits frappeurs.
— Tu viens de le dire, les autres n’étaient là que pour des vacances, expliqua Caleb comme s’il agissait d’une évidence. Si je dois partager la maison pour plus longtemps, vaut mieux que ce soit avec des gens supportables.
— Sur le principe, je veux bien, mais ça fait deux mois que tu recales tous les candidats !
— Crois-moi, t’as rien perdu. »
Xavier lâcha un nouveau soupir. S’il possédait encore une once de patience, il aurait peut-être trouvé un moyen de faire coopérer ce revenant, mais au lieu de ça, il appuya sur son point sensible.
« Si mes projets de location ne te plaisent pas, pourquoi tu restes ici ? Qu’est-ce qui te retient finalement ? Pourquoi tu ne vas pas hanter une autre maison ? Non, mieux, pourquoi tu ne vas pas trouver la paix dans l’au-delà ou je ne sais quel endroit où vont les types comme toi une fois morts ? »
Caleb n’eût pas la réaction attendue. Pas d’éclats de voix. Pas de télékinésie dangereuse. Xavier n’avait pas prévu ce silence pesant.
« Tu crois que ça m’amuse d’être coincé ici ? Si je pouvais, je serais parti depuis longtemps… mais on échappe pas à sa mort aussi facilement qu’à sa vie. »
Le spectre disparut, s’étant certainement matérialisé dans une autre pièce. Xavier claqua des dents. Les paroles de Caleb avaient jeté un froid aussi bien figuratif que littéral. Les capacités surnaturelles du fantôme n’étaient pas une nouveauté, mais il n’avait encore jamais utilisé celle-ci. Xavier ne savait donc pas combien de temps l’effet allait durer. Toujours vêtu de son manteau, il se rendit dans la cuisine afin de préparer du thé.
Perdu dans ses pensées, ses gestes s’effectuaient par automatisme. Ce n’est qu’une fois arrivé dans la pièce qui lui servait de lieu de travail et de bibliothèque qu’il reprit ses esprits. Xavier se laissa tomber dans son fauteuil. Il souffla sur sa tasse de thé, profitant de la chaleur qui se répandait dans la paume de ses mains.
Que savait-il de Caleb ? Il avait beau connaître les circonstances de sa mort, le revenant ne s’était jamais étendu sur les circonstances de sa vie. Pourtant, il était devenu un pilier de celle de Xavier, même si leur première discussion fut plutôt hostile.
Cela faisait déjà plusieurs mois que Xavier avait emménagé dans sa nouvelle demeure. Plusieurs mois qu’il subissait les humeurs d’une force paranormale. Les phénomènes étaient apparus graduellement.
Xavier s’était d’abord étonné de ses nuits agitées. Il était sujet à des cauchemars occasionnels, comme tout le monde, mais leur fréquence avait augmenté depuis qu’il avait mis les pieds dans cette maison. Toutefois, il avait attribué cela au stress. Entre le changement d’environnement et les démarches administratives, il n’avait pas toujours eu le luxe de se vider l’esprit.
Quand les fenêtres ou les portes avaient commencé à grincer ou claquer toutes seules, Xavier avait enquêté sur un potentiel problème d’isolation. Bien qu’il eût effectué quelques rénovations avant de poser ses bagages, il n’était pas à l’abri d’un travail bâclé ou d’une erreur.
Finalement, voir une chaise se soulever dans les airs pendant son déjeuner, puis se jeter violemment à l’autre bout de la cuisine avait ébranlé la rationalité de Xavier. Quelque chose cherchait à l’effrayer et le chasser de ce lieu.
Xavier s’était donc renseigné sur l’occulte, lisant de nombreux livres à ce sujet, essayant de trouver des solutions pour assainir sa maison, mais ses recherches ne s’étaient pas montrées concluantes. Il n’avait jamais cru au surnaturel, mais ayant une preuve de son existence, il s’était attendu à ce que les moyens de s’en prévenir possèdent une parcelle de vérité à leur tour. Malheureusement, l’ajout de divers symboles religieux, de talismans, et autres porte-bonheur n’avait eu aucun effet. Ce qui l’avait mené à un dernier recours.
Résultat, Xavier se sentait idiot de suivre une médium dans chaque pièce de sa maison. La femme portait une jupe et un chemisier aux couleurs peu harmonieuses, le tout surmonté d’un long châle qu’elle arrangeait sans cesse sur ses épaules. Xavier n’était pas prompt à juger quelqu’un sur ses apparences, mais sa tenue dégageait une forte odeur d’encens qui devenait de plus en plus désagréable. À chaque pas, la femme faisait des gestes théâtraux en appelant les forces de l’au-delà à se manifester, ce qui confirmait l’impression de Xavier. Il se faisait bel et bien arnaquer.
« Écoutez, Monsieur, déclara la médium en abandonnant son spectacle, je sais que ma profession ne bénéficie pas d’une réputation exemplaire, mais j’attends tout de même un minimum de respect envers ma personne. »
Xavier ne cacha pas son étonnement. Peut-être avait-il eu tort au sujet de cette femme. Si elle était capable de lire ses pensées, tout n’était pas perdu.
« Vous n’avez rien à dire ? Vous pourriez au moins avoir la décence de m’adresser des excuses !
— Hein ? Heu… Désolé ?
— Merci. C’est la moindre des choses. »
La médium réajusta une dernière fois son châle et se dirigea vers le vestibule. Une pointe de panique piqua Xavier.
« Vous partez ? »
Il vit de la confusion dans son regard, puis une lueur de compréhension indignée.
« N’espérez pas que je vous rembourse après cette mascarade !
— Mais… et ma maison ?
— Vous avez le culot de vous entêter ? Je ne suis pas une simple d’esprit ! »
Elle sortit et se précipita vers le portail, Xavier sur ses talons. Il devait à tout prix dissiper ce malentendu qu’il ne parvenait pas à identifier. Cependant, la médium était déterminée à quitter au plus vite la propriété. Elle avait déjà mis un pied dans sa voiture lorsqu’elle prononça ses derniers mots sur un ton pincé.
« J’espère pour vous que votre maison ne sera jamais véritablement hantée. Ce n’est pas un sujet de plaisanterie. Adieu, Monsieur. »
Un air satisfait sur son visage, la femme referma sa portière et ne laissa rapidement qu’une traînée de gaz d’échappement derrière elle. Xavier resta quelques minutes sur le bord de la route, abasourdi. Comprenant enfin la scène qui venait de se dérouler, il secoua la tête. Il n’avait plus qu’à rentrer chez lui. Après un tour de clefs dans la serrure, Xavier alla s’échouer sur le canapé du salon.
Il contempla longuement le plafond. Il avait beau savoir qu’il était quelqu’un de malchanceux, sa situation dépassait un peu trop l’entendement à son goût. Il ne put retenir un rire nerveux.
« Tant mieux si ça t’amuse, mais… »
Xavier sursauta en poussant un juron. En face de lui se trouvait un fantôme. Celui-ci avait une apparence humaine, celle d’un homme d’environ la vingtaine. Il portait un jean troué aux genoux, une chemise à carreaux ouverte sur un t-shirt au motif délavé, et ses cheveux mi-longs lui tombaient sur le visage. Xavier aurait pu croire à une intrusion s’il n’était pas capable de voir à travers le corps de cette personne. Ou s’il ne voyait pas non plus ce même corps flotter au-dessus du sol.
Xavier n’en revenait pas. Un fantôme, un vrai fantôme se tenait là, devant lui. Quelque part, la surprise n’était qu’en demi-teinte. Après tout, il avait assisté à des phénomènes paranormaux, mais il n’avait pas exclu la possibilité qu’un autre type d’entité le tourmente. Au moins, il ne s’agissait pas un démon. D’un autre côté, il doutait fortement qu’un démon se contente de déplacer du mobilier. Si cela existait, bien entendu, mais avec la présence d’un spectre dans sa maison, il n’était plus sûr de rien.
« Eh, ho ! Tu m’écoutes ? », s’impatienta le revenant.
Xavier acquiesça silencieusement avec un seul objectif en tête : si un esprit hante votre maison, le mieux est de ne pas le contrarier…
« Super ! Bon, maintenant que le cirque de l’autre arnaqueuse est fini, tu vas me faire le plaisir de dégager de chez moi. »
À moins que le dit-esprit dépasse les limites. Xavier se redressa pour mieux l’observer.
« T’es sourd ou juste long à la détente ? »
Un sourire étira les lèvres de Xavier jusqu’à évoluer en un rire incontrôlable. Le spectre leva les mains en l’air en signe de stupéfaction.
« Et le voilà qui se marre encore…
— Désolé, parvint à prononcer Xavier en reprenant son souffle, mais avoue que la situation est particulièrement drôle.
— Non, je vois pas en quoi c’est à se rouler par terre. Je vois juste que tu me fais perdre mon temps au lieu de faire tes bagages. »
Xavier fit l’effort nécessaire pour redevenir sérieux.
« Ok, alors déjà, tu vas baisser d’un ton. Je n’ai pas l’intention de partir d’ici.
— Ça me ferait mal, tiens ! Tu es chez moi, tu dégages, point barre.
— Navré de te l’apprendre, mais l’acte de propriété d’une maison s’arrête à la mort du détenteur. Je suis celui de nous deux qui est en chair et en os, donc la maison est à moi, et c’est à toi de quitter les lieux.
— Et tu vas faire quoi pour m’y obliger ? Appeler un exorciste ? C’est vrai que la médium a été au top tout à l’heure !
— D’ailleurs, juste par curiosité… pourquoi tu ne t’es pas manifesté plus tôt ?
— Apparaître et prouver que j’existe devant une personne dont c’est le gagne-pain, mais quelle idée formidable ! ironisa le fantôme. Elle aurait rien pu faire de toute façon, mais au pire, elle aurait rameuté des collègues qui auraient envahi la baraque. Ça m’aurait fait deux à trois fois plus de boulot pour tous vous chasser, non merci.
— Hmm… ça se tient. Je suis passé pour un idiot, mais si c’est le prix de la tranquillité…
— Ouais… Attends, comment ça “tranquillité” ? Je te rappelle que tu dois te barrer ! »
— Je n’en ai pas l’intention, répéta Xavier en croisant les bras. Si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à aller hanter une autre maison. »
Le revenant avait beau être transparent, Xavier pouvait déceler toute l’animosité sur son visage. Toutefois, il était difficile de lui accorder ne serait-ce qu’un minimum de crédibilité quand il avait l’air tout droit sorti d’un groupe de rock des années 90.
Le spectre s’évapora. Xavier soupira. Les prochains jours risquaient de s’annoncer mouvementés.
Les jours suivants furent une catastrophe. Xavier comprit que les premières tentatives pour l’effrayer n’avaient été qu’une manière de le tester. Maintenant qu’il avait affirmé au revenant qu’il ne comptait pas déménager, sa vie était devenue un enfer.
Chaque nuit était ponctuée d’un nouveau cauchemar. Chaque déplacement se faisait dans la crainte d’un nouvel obstacle. Chaque objet pouvait se transformer en arme. Pourtant, Xavier sentait que le fantôme ne souhaitait pas le blesser physiquement. Il aurait pu le faire trébucher dans l’escalier, lui lancer des couteaux de cuisine aiguisés, voire l’asphyxier. Le spectre préférait le faire sursauter ou le priver de sommeil. En somme, il désirait jouer avec ses nerfs.
Xavier aurait donné n’importe quoi pour être en paix. Sauf sa maison. Il refusait de céder sur ce point. Il avait travaillé dur pour s’acheter ce bien, il était donc hors de question de l’offrir à un esprit capricieux. Même si cela devait lui coûter sa santé mentale.
Étrangement, une pièce de la demeure semblait immunisée contre les actions du spectre : la bibliothèque. Xavier avait découvert cela parfaitement par hasard. À la recherche d’un passage précis dans un livre, il s’était alors assis dans le fauteuil situé près de l’étagère, puis s’y était endormi. À son réveil, il s’était senti incroyablement rasséréné, si bien qu’il retenta l’expérience pour un résultat similaire. Ce fut cet événement qui décida Xavier à établir son bureau de travail au même endroit. Néanmoins, il refusait d’y passer ses nuits. Un lit accaparerait toute la place et un sac de couchage serait renoncer à toute forme de dignité. Il s’autorisait seulement à y effectuer quelques siestes.
Petit à petit, Xavier regagna un certain équilibre, ce que remarqua sans aucun doute le revenant à en juger par son redoublement d’efforts pour ruiner son quotidien. Toutefois, Xavier ne se découragea pas, et son attitude ébranla probablement la volonté du spectre. Les cauchemars se firent plus rares, les attaques surprises cessèrent, la maison retrouva un calme inespéré.
Xavier avait beau vivre normalement, il restait sur ses gardes. Il avait gagné une bataille, mais peut-être pas la guerre, et le fantôme pouvait très bien rassembler ses forces pour un nouvel assaut. Mais pour l’heure, Xavier cherchait juste à se détendre. Il s’installa donc dans son salon et alluma sa console pour une petite session de jeux vidéo.
« À quoi tu joues ? »
Le cœur de Xavier fit un bond. Le spectre se tenait juste derrière lui. C’était la première fois qu’il lui adressait la parole depuis leur querelle. Son ton semblait cordial sous son apparent intérêt, Xavier estima donc que c’était l’occasion rêvée de repartir sur de meilleures bases.
« Un RPG, type action-aventure.
— Les graphismes sont super réalistes… De mon temps, c’était une bouillie de cubes et de triangles à côté de ça…
— Quand es-tu… enfin, c’est peut-être indiscret comme question, désolé. »
Le revenant traversa le canapé et s’assit à côté de Xavier.
« Ça fait longtemps… Y a une vingtaine d’années, je crois ? C’était en 98 ou 99, je sais plus…
— Tu avais quel âge ?
— Vingt-quatre.
— Si jeune… et…
— Désolé, l’interrompit sèchement le fantôme, je veux pas trop parler du comment.
— Oui, je comprends… »
Un silence aussi confortable que des œufs s’imposa. Xavier n’osait pas reprendre sa partie. Il avait une multitude de questions sur le bout de la langue, à commencer par cette aptitude de l’esprit à traverser ou non le mobilier selon les circonstances, mais il ne voulait pas risquer d’être blessant. Malheureusement, un guide pour discuter en toute amitié avec un spectre n’était pas en sa possession, si un tel guide existait évidemment.
« Au fait, moi c’est Caleb.
— Enchanté ! » s’exclama Xavier en tendant sa main par réflexe.
La honte le rattrapa aussi rapidement que sa prise de conscience, surtout lorsque le revenant éclata de rire.
« Je ne peux pas vraiment deviner ce que tu es capable de faire ou non en tant que fantôme, se défendit Xavier. Tu es assis sans tomber à travers le canapé, tu as déjà lancé des objets dans la maison, mais serrer la main de quelqu’un c’est la limite ?
— Tu marques un point, concéda Caleb. Faut dire que j’ai jamais vraiment réfléchi à tout ça. C’est devenu une seconde nature, mais pour le contact physique, je sais pas. J’ai pas cherché à sympathiser avec les anciens proprios…
— On peut essayer, si tu veux. Et je ne dis pas ça uniquement par curiosité scientifique. »
Xavier offrit de nouveau sa main. Caleb hésita un instant, mais finit par l’accepter.
« Bon, soupira Xavier en reprenant sa manette, encore une chose que la culture populaire a de faux.
— Quoi ? T’as pas eu l’impression d’être plongé dans un bain glacé ? On nous aurait donc menti ?
— C’est ça, moque-toi ! J’imagine que tu as croisé énormément de fantômes de ton vivant.
— Non, mais je prends pas la fiction pour la réalité.
— Tu es un fantôme ! Comment tu veux que je sache ce qui est vrai ou non ?
— Du coup, ça fait quoi de toucher un fantôme ?
— Hmm… Je n’ai pas senti de température particulièrement extrême, que ce soit chaud ou froid… prononça Xavier en choisissant bien ses mots. J’ai plutôt eu l’impression qu’un courant d’air chatouillait ma main.
— Je vois… Si tu veux savoir, pour moi ça fait aucune différence avec un meuble.
— C’est de l’humour de fantôme ?
— Si on veux, répondit Caleb en ricanant.
— Je me demandais… Tu saurais interagir avec cette manette ?
— Faudrait que j’essaye, pourquoi ?
— Je dois bien avoir des jeux auxquels on pourrait jouer à deux. Ce serait sympa, non ? »
Au bout de quelques tentatives, Caleb parvint à contrôler la manette sans difficulté. Par moment, lorsque l’esprit de compétition l’emportait, il s’oubliait au point qu’elle traversait ses mains, mais l’ambiance demeurait bon enfant.
Xavier s’habitua petit à petit à la présence de Caleb, et ce dernier semblait plutôt bien le tolérer. Xavier soupçonnait que le revenant était ravi de pouvoir enfin discuter avec quelqu’un. En y réfléchissant, la situation se rapprochait fortement d’une collocation. Étrange, certes, mais le terme semblait approprié.
« Au fait, commença Xavier, je me demandais… au sujet de ton accoutrement… »
Caleb jeta un œil sur ses vêtements.
« Quoi ? Tu pensais que les fantômes avaient des draps sur la tête ?
— Bien sûr que non ! Mais je ne m’attendais pas à ça non plus.
— C’est ce que je portais quand je suis mort.
— Ah, désolé.
— C’est rien, le rassura Caleb. Attends, t’es désolé que je sois mort ou que je porte ça ?
— Est-ce que ça veut dire que notre apparence de fantôme, si on en devient un évidemment, est déterminée par notre dernier instant ?
— J’en sais rien… peut-être. »
Xavier mourrait d’envie de lui poser la question fatidique, mais Caleb s’était déjà montré réticent envers cette curiosité.
« Bon, ok ! s’exclama Caleb. Je vais te dire comment ça s’est passé, mais à une condition.
— Tu es télépathe ?
— Comme si j’avais besoin de ça ! Tu me fixes en gobant l’air comme un poisson.
— Alors, techniquement les poissons…
— Je m’en fous ! Je te le dis si tu gardes ta pitié pour toi.
— Promis. »
Xavier avait prononcé ce mot de la manière la plus solennelle qu’il pouvait afin de prouver au spectre qu’il comptait bien respecter sa parole.
« Je me suis étouffé avec un sandwich. »
Xavier laissa échapper un rire nerveux. Il n’était pas fier de sa réaction, mais il s’était imaginé un destin plus tragique, et le ton grincheux de Caleb l’avait pris au dépourvu. Se sentant comme un funambule sans filet de secours, Xavier tenta de noyer le poisson.
« Tu n’avais personne pour t’aider ?
— J’étais tout seul, du coup j’ai essayé la technique de me jeter sur le bord d’une table pour me faire cracher le morceau coincé. »
Caleb observait attentivement Xavier. Ce dernier avait l’impression d’être sujet à un test dont la suite de l’histoire serait le moment décisif. Il prit donc une grand inspiration lorsque le fantôme acheva :
« Je me suis juste pété une côte. »
Xavier s’empressa de tousser pour dissimuler sa perte de contrôle, mais Caleb n’était pas dupe.
« C’est bon, j’ai compris. C’est débile, je sais.
— Je suis vraiment désolé. »
Xavier était sincère. Il ne voulait pas contrarier le revenant, et cela n’avait rien à voir avec le fait que celui-ci pouvait faire de sa vie un calvaire. Xavier appréciait Caleb. Il espérait donc ne pas l’avoir vexé avec son manque de délicatesse.
« Fais pas cette tête d’enterrement, t’es en retard sur la date, plaisanta le spectre. Moi aussi je trouve ça stupide comme mort.
— C’est juste que… Je croyais que c’était un choix que tu avais fait… Entre ce à quoi je m’attendais et la vérité…
— Tu pensais que je m’étais… »
Le spectre éclata de rire à son tour.
« C’est clair qu’il y a un monde entre les deux !
— Tu es décédé dans cette maison ? demanda timidement Xavier.
— Ouais, là-bas », répondit Caleb en désignant le bureau de travail.
La discussion continua avec bonne humeur malgré le sujet sensible. Xavier était toujours un peu honteux de son attitude, mais il avait constaté les efforts de Caleb pour lui faire oublier l’incident. Finalement, la curiosité de Xavier fut pleinement assouvie, avec en point d’honneur la résolution du mystère de la pièce immunisée.
Xavier comprenait le blocage que ressentait Caleb à se rendre dans cette pièce, pourtant, il n’avait pas envie de déménager son bureau une nouvelle fois. Il s’agissait du seul endroit où il était certain de ne subir aucune distraction, ce qui ne pouvait être que bénéfique à sa concentration. Il avait donc expliqué son point de vue au fantôme. Ce dernier fit une moue boudeuse, mais il n’avait aucun argument pour contrer ceux de Xavier.
Une organisation d’heures de travail fut installée. Pendant que Xavier s’enfermait dans son bureau, Caleb vaquait à ses occupations en attendant patiemment la fin de l’après-midi. De temps en temps, Xavier faisait irruption dans la cuisine afin de chercher quelque chose à grignoter ou à boire. Le spectre en profitait donc pour l’interroger sur l’avancement de ses tâches.
Ce jour-là, Xavier fulminait tout en se préparant une tasse de thé. Il s’apprêtait à choisir un sachet, lorsque Caleb le fit sursauter.
« Tu vas pas boire ça quand même ?
— Il va falloir que tu arrêtes d’apparaître sans prévenir… et je ne vois pas le problème, tu n’aimes pas le thé ?
— Si, mais ça, c’est pas du thé.
— Je n’aurais jamais cru que tu serais un snob dans ce domaine, s’étonna Xavier.
— Si t’as jamais goûté de vrai thé, tu peux pas comprendre.
— J’ai déjà essayé, mais ça demande trop d’efforts. »
Le revenant désapprouva d’un signe de tête.
« Bon, c’est quoi qui te faisait rager tout seul ?
— Ah oui… Je suis sur un projet personnel en ce moment, et ça ne se déroule pas comme je le voudrais.
— Raconte-moi tout. »
Xavier travaillait sur un livre de contes pour enfants, cependant, l’inspiration n’était pas toujours au rendez-vous. Il avait également envie de l’agrémenter d’illustrations, mais il savait à peine dessiner des bâtons. Il devait donc se résoudre à engager un professionnel, et la recherche de quelqu’un correspondant au style qu’il imaginait n’était malheureusement pas fructueuse.
« Je pourrais peut-être t’aider, proposa Caleb. Pas pour l’écriture, j’y connais pas grand chose, mais je gribouillais pas mal avant. Attends, je vais te montrer. »
En quelque coups de crayons habilement contrôlés, il dessina un petit personnage accompagné d’un fantôme. Xavier reconnut ses propres traits dans ceux de Caleb et ne tarit pas d’éloges devant le résultat.
Le jour-même, une collaboration se mit en place. Pour plus de commodité, Xavier déplaça progressivement ses affaires dans le salon où les deux partenaires échangeaient leurs idées. De simple rêve, le projet devint de plus en plus concret, si bien qu’il gagna du terrain sur les obligations de Xavier. Néanmoins, celui-ci ne s’en inquiétait pas. Jusqu’à ce que la réalité le rattrape.
« Caleb ? Il faudrait que je te parle de quelque chose d’important.
— Rien de grave ? Tu fais une de ces têtes !
— Non, je veux juste te consulter sur une idée que j’ai.
— Ok, vas-y.
— Je voudrais louer la maison. »
Xavier avait réfléchi à ce projet depuis quelques jours, mais il n’avait pas osé en parler au spectre de peur de provoquer une réaction trop intense. Caleb n’aimait pas le changement.
« Tu veux partir quand ? interrogea le revenant d’un ton glacial.
— Ce n’est pas vraiment une question de partir. Je vais devoir me rendre un mois ou deux à la capitale… Je me suis dit que je pouvais louer temporairement la maison pour mettre du beurre dans les épinards, comme on dit. »
Caleb eut l’air soulagé.
« Ah ! Je pensais que tu voulais déménager définitivement.
— Tiens, et dire que je croyais que tu voulais te débarrasser de moi.
— Ouais… mais ça m’aurait embêté de perdre un ami. »
Xavier tendit sa main.
« Ça m’embêterait aussi de perdre mon seul ami fantôme.
— Avoue que c’est la classe ! »
Malgré ses observations précédentes, Xavier aurait juré que cette poignée de main fut plus chaleureuse que leur première.
Ces souvenirs furent une véritable illumination pour Xavier. Dans son désir d’améliorer ses finances, il en avait oublié le plus important. Il se leva de son fauteuil et se rendit dans le salon. Caleb ne se manifesta pas, mais Xavier avait de quoi le faire sortir de son indifférence. Il étala sur la table les dessins que le revenant avait produit pour leur livre, les classant dans un ordre différent en fonction des pages de textes tout en marmonnant de vagues impressions sur le résultat.
« Je sais ce que tu fais, déclara amèrement le spectre.
— Et ça fonctionne », répondit Xavier avec un sourire en coin.
Le fantôme soupira d’agacement et commença à disparaître.
« Caleb, attends !
— Quoi ?
— Je voudrais m’excuser. Pour t’avoir mal traité. »
N’obtenant aucune réaction, Xavier poursuivit.
« Je me suis conduit comme un parfait égoïste. Je ne pensais qu’à ma situation, sans songer au fait que ce projet est le nôtre et non le mien uniquement…
— Je m’en fous de ça, interrompit Caleb. Enfin, non, je suis content d’avoir bossé là-dessus avec toi. C’est juste que j’ai pas envie de perdre le seul ami que j’ai.
— Oui, c’est ce que j’ai fini par réaliser.
— Après je veux pas t’empêcher de faire ta vie. Tu peux aller où ça te chante. J’aimerais juste en être capable aussi.
— Qu’est-ce qui te retient à cette maison ?
— J’en sais rien, avoua le revenant. J’avais pas envie de finir comme ça. Je me suis retrouvé à flotter au-dessus de mon cadavre. Je donnerais n’importe quoi pour oublier ça, mais c’est gravé dans mon crâne… alors que j’ai même plus de crâne… »
Le spectre secoua tristement la tête.
« J’ai raté ma vie… et j’ai raté ma mort. J’ai jamais voulu devenir célèbre ou je sais pas quoi. Je voulais juste que quelqu’un se souvienne de moi. J’ai manqué à personne. Les gens qui comptaient étaient déjà partis. »
C’était la première fois qu’il se livrait ainsi. Sans artifices. Sans ironie. Xavier tenta de le réconforter maladroitement.
« Tu devais bien avoir quelques amis auparavant, non ?
— Que dalle. J’ai jamais été très à l’aise socialement, du coup j’ai joué les clowns. Je me disais que si j’arrivais à faire rire les gens, le reste viendrait tout seul. Quelle connerie… Un jour, je m’inquiétais pour un gars dans mon groupe. Il avait pas l’air dans son assiette. J’ai demandé au mec que je croyais mon meilleur pote s’il était au courant de quelque chose. Il m’a dit ouais mais que c’était trop sérieux, que j’étais quelqu’un de bien pour rigoler, mais qu’on pouvait pas me faire confiance…
— Tu n’as pas essayé de changer leur opinion ?
— Au début ouais, mais ça m’a collé à la peau, alors j’ai tout lâché. On me voyait comme un clown, autant rester un clown. On s’est tous perdus de vue. Plus personne a voulu me contacter. J’ai laissé tomber. J’ai jamais réussi à renouer des liens. La preuve, je suis même mort comme un abruti, tout seul, ici. »
Xavier n’avait pas eu complètement tort au sujet du destin de Caleb. Sa conclusion n’avait peut-être pas été aussi lourde qu’il l’avait imaginée, mais tout n’était pas aussi léger que l’avait sous-entendu le fantôme.
« Puis t’es arrivé, continua Caleb. J’avais chassé tout le monde super facilement, jusqu’à ce que tu débarques. Mais je suis content, t’es le premier ami que j’ai vraiment eu, en fait. »
Le cerveau de Xavier s’agitait comme sous l’effet de petits engrenages.
« Si tu veux déménager, ok, ajouta le spectre. J’espère juste qu’on pourra communiquer d’une façon ou d’une autre.
— Je vais rester ici, annonça Xavier.
— Hein ?
— Je vais rester ici, répéta fermement Xavier. C’est décidé. Je suis sûr que je peux m’en sortir sans louer la maison.
— Te mets pas en galère pour moi…
— On a commencé à créer quelque chose ensemble. Entre amis. Alors je ne quitterai pas les lieux tant qu’on n’aura pas édité notre livre. Il portera nos deux signatures, et on laissera une trace pour qu’on se souvienne de nous. J’en fais le serment ! »
La surprise agrandit les yeux de Caleb. Un sourire étira ses lèvres. Il n’avait jamais été aussi heureux de toute son existence.
Installé à son bureau, Xavier révisait les dernières pages de son manuscrit. Les yeux épuisés par la lumière de son écran, il décida de s’accorder une petite pause. Une bonne tasse de thé lui ferait le plus grand bien. Il se leva et se dirigea vers la cuisine afin de remplir sa bouilloire. Alors qu’il choisissait un sachet au parfum de citron, la voix indignée de Caleb se manifesta :
« Combien de fois que je t’ai dit d’acheter du vrai thé en feuilles plutôt que ces sachets dégueulasses !
— Tu sais bien que je préfère les sachets, c’est moins compliqué à faire. »
La réponse de Xavier s’évanouit dans l’air, ne trouvant aucun interlocuteur. Depuis son départ, Caleb n’était pas revenu dans la maison. Xavier mentirait s’il disait que le fantôme ne lui manquait pas, le fait d’avoir des conversations imaginaires avec lui en était une preuve suffisante, mais son absence lui donnait tout de même une lueur d’espoir. Où qu’il soit, Caleb avait enfin trouvé cette paix tant désirée.
Le sachet ayant terminé d’infuser dans la théière, Xavier se versa une tasse et retourna s’asseoir devant son clavier. Il respira l’arôme de son thé et souffla légèrement dessus avant d’en boire une gorgée. Il ne s’inquiétait pas pour Caleb. Il le reverrait au moment voulu, mais pour l’heure, il avait une promesse à tenir.